Parti en fumée
Parti en fumée
La camionnette tout terrain, qui fait office de corbillard, vient de s’immobiliser sur le tapis de galets qui constitue le rivage de cette rivière sacrée du Népal. Des hommes, l’air grave et triste, se dirigent vers le véhicule dont le chauffeur vient d’ouvrir les portes arrière ; dans un silence religieux, où seul le bruit lancinant du cours d’eau et celui du vent dans les arbres constituent le fond sonore de ce merveilleux paysage situé tout près des orteils des montagnes de l’Himalaya. En voyant apparaitre le cercueil, un homme s’effondre en larme, c’est son fils qui est à l’intérieur ; il était âgé de vingt ans, tout juste, cet âge que les Français qualifient volontiers de « fleur ». Il pleure à chaudes larmes, le visage plaqué contre le bois lugubre d’un rouge sang, de cette caisse qui fait office de cercueil. Les autres : voisins, cousin, frères tentent tant bien que mal de le réconforter.
L’endroit est magnifique, le paysage à couper le souffle. Une vallée au pied de la chaîne de montagnes les plus hautes de la planète, l’une d’elles est même considérée comme le toit du monde. L’eau de la rivière est d’une pureté cristalline, on peut voir absolument tout ce qu’il y a au fond. Pureté certainement due au fait que pratiquement personne ne vit en amont, cet endroit est vraiment un lieu où l’on ne vient que pour accomplir un rituel funéraire, et pas grand-chose d'autres. Les seuls à fréquenter les lieux épisodiquement sont les grimpeurs et leurs sherpas. Il est vrai que le lit majeur de la rivière est aussi un endroit idéal pour une pause casse-croûte ou un déjeuner. En revanche, malgré la pureté de l’eau, il faudrait avoir un certain courage pour se baigner là, ou alors avoir une carapace de crocodile en lieu et place de peau ; car l’eau est de la même température que celle du frigidaire de monsieur tout le monde.
Après de longues minutes de pleurs et de recueillement, selon la tradition népalaise, le père du défunt s’assoit au bord de l’eau pour se faire tondre le crâne en signe de deuil. Pendant ce temps, toujours selon la tradition, un bucher funéraire d’une hauteur d’un mètre vingt environ est dressé au bord de l’eau ; il attend le corps du disparu. Siddhârta, le père, tondu, torse nu, habillé d’un simple sarouel couleur safran, s’est penché sur le visage de son fils – qui a été retiré du cercueil et enroulé dans un linceul blanc immaculé – pour lui faire ses adieux. Il caresse son visage, l’embrasse en pleurant encore et encore. La face du jeune homme est tuméfiée par des hématomes, de quelle nature ? Cela restera un mystère. Les autorités leur ont dit que le garçon avait été victime d’un accident de la circulation, mais personne en ces lieux n’a financièrement la possibilité de faire étudier les blessures afin de déterminer s’il s’agit vraiment de chocs dus à un accident ou à des coups reçus. Le jeune homme emmènera très certainement ce secret avec lui dans l’au-delà.
Quelques minutes plus tard, le corps du défunt est hissé au sommet du bûcher, tandis que l’équipe de crémation commence son œuvre. Quelques mètres plus loin, le cercueil rouge est encore ouvert, avec sur le couvercle, le patronyme du défunt, le numéro et la ville de provenance de la sinistre cargaison. Seuls les sanglots du père et le crépitement du feu troublent la mélopée de la forêt et de la rivière. Bientôt, les cendres du jeune homme descendront au gré des courants du cours d’eau pour se perdre dans le Gange, et peut-être quelques cendres parviendront jusqu’au delta éponyme avant de se jeter dans le golfe du Bengale et l’océan Indien.
Sanjeev était le cadet d’une fratrie de quatre enfants, deux filles et deux garçons. Grand, svelte, plutôt beau garçon, il était de ces jeunes Népalais prêt à tout pour ne pas connaître la vie médiocre des parents. Même s’il fallait, pour cela, aller travailler aux quatre coins du monde, malgré son attachement à son pays natal ; là où, généralement, c’est le plus bel endroit de la planète pour la plupart des humains.
Au Népal, la vie est dure, et c’est un euphémisme, les perspectives d’avenir pour les nouvelles générations sont plus mornes que la plaine de Waterloo. Ce pays partage avec la Chine (Tibet), le plus haut sommet de la planète (dont j’ai parlé plus haut) – l’Everest et ses 8848 mètres d’altitude – mais en même temps, l’un des revenus par habitant les plus bas, près de soixante dix pour cent de la population vivent avec moins de deux dollars US par jour. Inutile de dire que ces jeunes – tout du moins ceux qui n’ont pas réussi de hautes études – n’ont qu’une idée en tête à l’âge adulte… partir. Mais partir où ? C’est que les destinations de rêve, il n’y en a plus que dans les rêves justement. Alors les jeunes se ruent sur les agences de recrutement, tous plus douteux les uns que les autres, et de plus en plus nombreux. Dans ces agences, la préoccupation première n’est pas de proposer aux jeunes gens la destination la moins pire, ou la plus lucrative, mais celle qui rapporte le plus à l’agence. Certains reviennent effectivement avec assez d’argent pour se construire une vie convenable, une vie à l’occidentale, avec télé, frigo, internet et tout, et tout. Mais pour d’autres, comme ce fut le cas pour Sanjeev, le retour se fait allongé entre six morceaux de bois rouge et dans la détresse des parents.
Les images se bousculent dans la tête de Siddhârta, il revoit ce petit bébé qu’était Sanjeev rire ou pleurer dans ses bras. Ou encore gambadant sur les terrains vagues non loin de sa cabane lorsqu’il était un peu plus grand. Il revoit surtout le visage de son fils la dernière fois qu’il l’a vu vivant, c’était à l’aéroport de Katmandou l’année précédente. Il semblait heureux, heureux de voir son père fier de lui, car quelques mois plus tard, il reviendrait du Qatar où il aura participé à la construction des stades pour la coupe du monde 2022, les poches remplies d’argent ; et il envisagerait alors une autre vie pour ses parents qui ont toujours vécu dans la misère. Au lieu du retour de l’enfant prodige les poches pleines, c’est un cercueil que Siddhârta a été cherché à l’aéroport. Et de cela, il a du mal à s’en remettre, car c’est lui qui avait contraint son fils à faire ce voyage, afin de ramener assez d’argent pour se construire une vie meilleure. Aujourd’hui, cet espoir est parti en fumée, au propre comme au figuré.
ESPOIR
Essentiel à la vie et véritable ami.
Sans lui tout est bien gris, probablement tout noir,
Parce qu’il est ce bol d’air, bien nécessaire aux vies.
On aime sa flamme, tout en haut d’un bougeoir,
Indispensable éclat, dans une sombre nuit.
Rien n’est plus fort que lui, car son nom est espoir.
Jean-Pierre de Langlard©Copyright 2020
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